Ras-le-bolognaise !

Ras-le-bolognaise !

A chaque jour de réfectoire, je me précipitais de peur qu’ils ne soient en rupture. Rien n’y faisait, j’avais beau en avoir mangé la veille et l’avant-veille, j’en redemandais, scrutant l’emplacement qui leur était habituellement réservé. Deux ou trois pas latéraux avant la vitrine des desserts, juste après le rectangle des coquillettes à l’huile "” dites « au beurre » "” que j’avais en horreur.

« Ah non ma p’tite, les bolo, y en a plus pour l’instant, t’as qu’à prendre des coquillettes, avec un steak, ça fera pareil. » Pareil ? Tu parles ! Un peu comme si la Belle et le Clochard avaient partagé un plat de coquillettes. « Alors, tu prends racine ? » Ce jour de réfectoire-là, mon voisin s’impatientait et je n’osais lui proposer de me dépasser de peur que cela ne souligne mon irrépressible gourmandise. Il en profitait pour entamer un petit processus d’humiliation, consistant à pousser mon plateau avec le sien. Je laissais faire, dérivant inéluctablement vers les desserts. L’affaire était pliée.

Dans un sursaut, je décidais de freiner l’exode en annonçant fièrement au cuisinier : « Une escalope, s’il vous plaît ! » Comme en écho, les sarcasmes plurent mais, curieusement, me semblèrent aussi lointains que les bolos. Je dégustais ma résistance. Quand l’escalope atterrit dans mon assiette, trois mots sonnèrent à mon oreille comme trente cloches de récré : « Des bolognaises avec ça ? » Bouleversée, je murmurai un inaudible « Y’en a ? » auquel l’homme, inlassablement coiffé de cette ridicule colonne de papier blanc, répondit : « Ben oui, avec l’escalope c’est meilleur, je peux aller t’en chercher si tu veux. » Qui sait si cette lente victoire ne m’a pas aidée à comprendre que le chemin le plus sûr pour atteindre un objectif est parfois aussi sinueux qu’un spaghetti ?

Julie Andrieu. 5e5, école active bilingue Jeannine-Manuel, Paris XVe, 1986.

Extrait de l’ouvrage «Les Cantines» de Sebastien Demorand et Emmanuel Rubin chez Agnès Viénot éditions.